Le poker, opium du peuple chinois

Publié il y a 6 ans par Charlie R. Catégorie : Articles Poker
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L’information est tombée la semaine dernière : à partir du 1er juin, c’est la fin des applications de poker en Chine. Cela signifie qu’il n’y aura plus de moyen pour les Chinois de s’exercer, plus d’information sur les évènements poker et même plus d’échange ou de publicité sur les réseaux sociaux à propos du poker. « Le poker est revenu à sa préhistoire en Chine », a expliqué Stephen Lai, directeur de la Hong Kong Poker Players Association au journal South China Morning Post.

Le gouvernement de Xi Pinjing veut faire cesser cette pratique courante mais illégale qui a connu une incroyable expansion ces dernières années. Ainsi alors que certains pays comme la France voit dans la légalisation des jeux en ligne une aubaine d’en tirer un maximum de profit économique , la Chine se bat pour l’interdire. Tolérés seulement à Macao (dont les 30 casinos ont encaissé des gains de 29 milliards d’euros en 2012, six fois plus que Las Vegas Strip) en raison de son statut administratif particulier, les casinos terrestres et les jeux d’argent sont prohibés par les politiques chinoises depuis 1949. Et pourtant ces derniers ont toujours eu la cote dans ce pays. Internet représentait donc la seule échappatoire pour jouer notamment au poker et c’est cette nouvelle opportunité qui se voit à nouveau menacée d’extinction.

Une muraille de Chine informatique contre les jeux en ligne

En une décennie, la Chine a vu son affluence sur internet littéralement exploser : en février 2008, le nombre d’internautes chinois était estimé à 221 millions, en décembre 2012, 564 millions (420 millions via des appareils mobiles), pour atteindre en 2017 plus de 731 millions d’utilisateurs (pour 1,37 milliards d’habitants) soit peu ou prou la population du continent européen.

Le gouvernement chinois est bien conscient qu’Internet est un extraordinaire outil économique, scientifique, capable de mobiliser des masses et représente un défi politique pour le régime communiste. Il met donc tout en oeuvre pour tenir la Toile sous contrôle : accès interdit à de nombreux sites étrangers, réseaux sociaux ou journaux en ligne (Google, Facebook, Twitter, Youtube, Wikipédia, Amnesty International, Reporters sans frontières, BBC, New York Times, Le Monde…) mais aussi aux sites pornographiques et aux sites de jeux d’argent en ligne. Grâce au Jin Dun « bouclier d’or », l’Empire du milieu s’est doté d’un véritable arsenal (800 millions de dollars US, plus de 40 000 personnes affectées à sa surveillance) visant à établir un système numérique automatique de police politique qui doit permettre la survie du régime communiste en retirant au peuple chinois le droit à l’information, à la liberté d’expression et... à la liberté de jouer.  Jusqu’alors seuls ceux possédant des logiciels spécialisés pouvaient contourner cette muraille de Chine informatique mais en février 2018, les trois fournisseurs d’accès à internet Chinois, tous aux mains du gouvernement de Pékin , ont pour mission de bloquer tout accès à un VPN sans autorisation préalable. Les organismes bancaires qui facilitent les transferts de fonds entre les sites et les joueurs en ligne sont également montrés du doigt. Gare à ceux donc qui chercheraient à bluffer le Parti, c’est à leurs risques et périls…

La fin justifie les moyens pour le Géant qui sommeille.

La prohibition du jeu, en particulier de hasard et d’argent, n’est pas l’apanage de la Chine. Il suffit de retourner dans un passé relativement proche en France pour constater que l’Etat a souvent oscillé entre monopole et interdiction. Presque chaque dynastie du long passé impérial de la Chine a voulu interdire ou réguler les jeux d’argent. Et pour cause c’est une tradition ancestrale : le Gambling a débuté en tant que divertissement en Chine ancienne autour de 2 300 ans avant J.-C. C’est à cette civilisation que nous devons le papier et par extension la monnaie de papier (le billet) et même les cartes à jouer et les figures humaines peintes dessus. Des jeux comme le blackjack ou le poker trouveraient leur source en Chine et leur lointain cousin le Mah-jong fait partie intégrante du quotidien des chinois.  Ainsi si nous admettons, dans le sillage des interprétations de J. Huizinga (1995) et de R. Caillois (2003), que le jeu constitue « une métaphore du monde », l’analyse de l’expansion des jeux d´argent et de hasard et de leur prohibition permet d’accéder à une meilleure compréhension de la Chine populaire.

Qu’est-ce qui distingue cette nouvelle mesure de toutes celles qu’ont connues les jeux d’argent et de hasard dans le passé ?  Pourquoi Le PCC ne se contente pas de prendre le monopole de ces jeux et pratiquer à la manière des autres pays la taxe pigouvienne, pourquoi se refuse-t-il ce statut plus ou moins assumé d’Etat croupier ? Pour tenter de répondre à ces questions, nous allons analyser les raisons évoquées par le gouvernement :

  • Lutter contre la fuite des capitaux et la corruption
  • Lutter contre le trouble à l’ordre social que provoque le jeu excessif

La politique anti-corruption touche tous les domaines mais les jeux d’argent et de hasard font l’objet d’une grande vigilance puisque ils sont souvent l’occasion de corrompre un fonctionnaire, de déguiser un pot-de-vin en perdant volontairement. Ainsi en 2017, c’est plus de 7000 fonctionnaires, cadre du Parti ou responsables gouvernementaux, qui ont été sanctionnés ! Cong Jun, le Directeur Adjoint du Bureau de Gestion de la Sécurité Publique aurait eu recours à plus de 3 millions de yuans piochés dans les caisses de l’Etat pour assouvir sa grande passion pour les paris sportifs, d’autres comme Lu Shengle, Directeur du Bureau des Finances de Liangjiang, n’auraient pas hésité à détourner plusieurs millions de yuans pour jouer au poker ou à des jeux de tables et un responsable du gouvernement de Fotang, M. Jin, a essayé de se suicider devant son lieu de travail après avoir contracté plus de 4 millions de yuans de dettes en jouant aux tables de jeux d’argent de Macao. Depuis l’année dernière, tracés par l’Etat s’ils jouent à Macao, ceux ayant un lien avec l’Etat doivent s’abstenir sous peine de graves sanctions. Déjà en 1991, avait eu lieu une campagne nationale de répression du mah-jong. L’idée révolutionnaire était d’interdire la pratique du mah-jong à tous les membres du Parti ( 50 millions ) en mettant ceux-ci à la tête du mouvement de prohibition de ce jeu, en prêchant par l’exemple… Même si ces mesures peuvent prêter à sourire, on touche ici la limite d’un système qui inverse sans doute la cause et l’effet :

La corruption n’est-elle pas le produit du régime ou du moins ne l’entretient-elle pas ? Chaque secteur étant verrouillé, la corruption politique se trouve alimentée par l’économie. Le jeu d’argent et le hasard constituent, pour certains, le seul moyen d’aspirer à une vie meilleure, a fortiori s’il suffit d’une connexion internet. L’ampleur des usagers de jeux d’argent et de hasard reste donc sans doute davantage le symptôme - et non une cause- d’une société déstabilisée.

Et c’est effectivement une véritable épidémie de jeu pathologique à laquelle doit faire face le Chine mais qui a de grandes difficultés à la traiter pour des raisons idéologiques, sociales et anthropologiques.

D’abord, parce que la Chine populaire peine à reconnaître le jeu excessif comme un trouble de santé mentale. Il est plutôt considéré comme l’artefact d’une société malade et dysfonctionnelle, comme le fruit et vecteur individualistes et capitalistes. Il est associé aux fléaux, aux cancers sociaux tels que la prostitution et la drogue dans les campagnes de propagande. Dès lors, le joueur excessif devient un déviant, marginal, criminel en raison du tort social qu’il cause. Il détruit le ciment familial, il s’endette, divorce ou tombe dans  l’échec scolaire.Il n’entre plus dans la culture basée sur un héritage confucéen des valeurs familiales et le modèle de réussite à l’école ou dans son travail. Il devient responsable de sa passion, de son vice (il est tout au plus victime d’une mauvaise influence sociale) qu’aucune pathologie ne pourrait justifier. Seules la condamnation et la punition (rarement la rééducation, il suffit de voir ces camps à la discipline militaire pour jeunes accros à internet ) peuvent répondre. Ce ne sont donc pas des raisons religieuses ou morales qui sont invoquées par les autorités (comme ça a pu être le cas en Europe pendant des siècles), ici le jeu est prohibé uniquement pour des raisons idéologiques.

À y regarder de plus près, le poker semble bien être la transposition ludique du capitalisme libéral. C’est un jeu où l’objectif est de prendre l’argent de votre adversaire. On y abuse de tous les moyens y compris les plus fourbes comme la ruse, le mensonge, la désinformation. Évidemment plus vous avez d’argent devant vous et plus il devient facile d’en gagner, donc la bankroll de départ reste déterminante. C’est aussi un jeu où le joueur a la liberté de provoquer la chance donc de renverser un ordre social établi. Pour finir,  le poker fait que l’argent n’est pas le produit du travail au sens communiste d’une activité productive et dans l’intérêt de tous. Un poker communiste serait un jeu où l’on redistribuerait les gains à tous de manière équitable en fin de partie, où finalement il n’y aurait rien à gagner mais du rake pour l’Etat quand même :)

Mais la pratique du pari (notamment avec le mah-jong mais bien entendu aussi avec le poker) est tellement répandue que les gens qui s’y adonnent peuvent ne pas se percevoir comme jouant.  Beaucoup de joueurs se réunissent autour du mah-jong dans un but social, discuter, et souvent comme parenthèse de liberté, « une culture insolente » dans une dictature liberticide.

Une grande partie de la population serait fortement à risque sinon joueuse excessive mais sans le savoir… (Cela concerne d’ailleurs également les jeux vidéos puisque l’entreprise Tencent,  propriétaire des droits de League of Legends en Chine et créatrice du jeu « King of Glory », une réplique du jeu américain LoL, a dû limiter le temps de jeu pour les mineurs et l’armée chinoise elle-même s’inquiète que ses soldats soient absorbés par ce jeu.). Internet a de toute évidence amplifié ce phénomène rendant accessible instantanément cette « culture de la chance ».

On va examiner en dernière analyse l’hypothèse anthropologique selon laquelle la propension chinoise aux jeux de hasard et d’argent relève d’une vision du monde différente. Nous allons voir que les conceptions de hasard, de chance, de probabilité, les notions de risque et de contrôle diffèrent de notre conception. En premier lieu, la psychologie de peuple chinois ou des sociétés confucianistes est déterminée depuis toujours par la famille ou la collectivité, ce qu’on appelle le contrôle externe. Ainsi si les chinois attribuent en général la réussite au labeur. Aussi ils attribuent l’échec à soit un manque de relations sociales nécessaires, à des mauvaises conditions surnaturelles telles une mauvaise destinée, une mauvaise chance, de mauvaises affinités interpersonnelles prédéterminées. Le peu de libre-arbitre et beaucoup de fatalisme pourraient justifier inconsciemment au recours du jeu et du hasard puisque le jeu crée un espace d’interaction libérateur ou influe sur les évènements de la destinée (le ming qui imprime de façon indélébile la bonne ou la mauvaise fortune de chacun de la vie à la mort). « Le joueur, en tant que parieur, est l’homme de la Providence et, en tant que Devin, l’homme de la prescience. Le jeu se trouve ainsi constitué originairement par une synthèse ambiguë de prévision et de prière  » (dans Caillois, 1967, p. 459). Le jeu sert à prédire si la chance est favorable, à rendre le ming visible. Ainsi le jeu se trouve imprégné d’une dimension cosmogonique : on extrapole ses réussites et ses échecs au jeu à ses affaires, ses amours, sa famille… Comme le bonheur (littéralement bonne augure), la croyance en cette cosmogonie rend le peuple chinois plus vulnérable aux pensées erronées et illogiques et plus enclins à la superstition et à l’idée que « la roue tourne ».

Ainsi en Chine, tout autant si ce n’est plus qu’ailleurs, le jeu d’argent et de hasard est à prendre au sérieux. Mais ce contre quoi se heurte l’Empire du milieu, c’est cette passion, ou ce « vice »  du jeu (selon le regard moralisateur qu’on lui porte) ancré dans la nature humaine qui pousse un homme à jouer ses quelques deniers pour provoquer la chance et espérer des jours meilleurs. Et ce qui est certain c’est qu’il ne suffit pas d’interdire une passion pour qu’elle disparaisse.

 

Sources :

Pokernews.com

La revue européenne des médias et du numérique

Le Figaro.fr

La Libre.be

 
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